Accompagner la démocratisation des alimentations saines et durables

Quantité maximale journalière de soja recommandée par l’Anses : raisons et conséquences en pratique

En France, la démocratisation de la consommation de soja a soulevé plusieurs questions de santé publique. En 2005, sa teneur élevée en isoflavones a amené l’Afssa (devenue l’Anses) à recommander une limite journalière à la consommation d’aliments à base de soja et à les déconseiller aux enfants de moins de 3 ans et aux femmes enceinte, ce qui n’est pas sans conséquences sur l’image de ces aliments et la démocratisation d’une alimentation plus durable. Or, le consensus scientifique est en faveur de l’innocuité du soja et la politique française en la matière fait figure d’exception. Enfin, cette limite, souvent mal comprise, équivaut à des quantités rarement atteintes en pratique (1 litre de lait de soja ou 12 steaks de soja par jour par exemple) et ne soutient donc pas l’évitement des produits à base de soja.

Consommation de soja en France

Le soja est aujourd’hui disponible sous de multiples formes : tofu, graines, huile, yaourt, lait, farine, etc. Consommé depuis des millénaires en Asie et, de manière plus confidentielle, depuis des siècles en Occident, sa consommation se démocratise en France depuis quelques années. En 2017, six Français sur dix déclarent consommer des produits au soja [1], soit une hausse de près de 50 % en 3 ans. En France, ce sont les végétarien·nes et les végétalien·nes qui en consomment le plus (autant que les populations asiatiques).

Pourquoi cette attention particulière accordée au soja ?

Le soja est une légumineuse, c’est-à-dire qu’il appartient à la même famille que les lentilles, les pois chiches ou les haricots rouges. Différence notable, le soja est particulièrement riche en isoflavones, des substances ayant une ressemblance structurelle avec une hormone dite féminisante : l’estradiol [2].

Depuis 2005, les autorités françaises recommandent de ne pas dépasser 1 mg d’isoflavones/kgpc/jour (c’est-à-dire qu’une personne de 70 kg de poids corporel ne devrait pas dépasser 70 mg d’isoflavones par jour) et déconseillent aux femmes enceintes et à celles ayant des antécédents personnels ou familiaux de cancers du sein de consommer du soja. De plus, il est recommandé d’éviter toute consommation régulière chez l’enfant de moins de 3 ans.

Une politique qui fait figure d’exception…

Au niveau international, les avis sont en faveur de l’innocuité du soja et indiquent plutôt des bénéfices pour la santé liés à sa consommation [3]. La politique française sur cet aliment, consommé dans le monde entier, fait figure d’exception. En effet, le cas du soja y est traité avec un principe de précaution poussé à l’extrême.

Par exemple, concernant la recommandation de ne pas consommer plus d’un aliment à base de soja par jour pendant la grossesse, le dernier “Guide nutrition de la grossesse” émit par le Ministère des Solidarités et de la Santé en 2019 [4] indique que “Des expériences chez l’animal montrent qu’ils peuvent avoir des effets indésirables” mais que “Cela n’a pas été observé jusqu’à présent chez l’humain”. A-t-on déjà vu un autre aliment être déconseillé alors qu’aucun effet indésirable n’a été observé chez l’humain suite à sa consommation ?

Pour l’anecdote, le chocolat noir aussi peut avoir des effets indésirables chez les animaux (il peut être mortel pour les chiens à partir de 3,8 g/kg [5]) ; effets qui n’ont pas non plus été observé jusqu’à présent chez l’humain. Mais, contrairement au soja, le chocolat noir n’est pas déconseillé pendant la grossesse et n’est pas non plus absent des plateaux servis en restauration collective hospitalière.

… sans conséquence en pratique au quotidien

L’Anses recommande de ne pas dépasser 1 mg d’isoflavones/kgpc/jour, or les aliments à base de soja ont des teneurs différentes en isoflavones. En considérant les teneurs moyennes en isoflavones pour 100 g d’aliment [6] et le poids de corps moyen des adultes en France [7], on peut obtenir la quantité journalière maximale recommandée de chaque aliment selon l’Anses.

On voit que le respect de la limite fixée par l’Anses est compatible avec la consommation de 275 g de tofu par jour pour les femmes et 350 g par jour pour les hommes (soit environ trois portions). Au-delà, l’Anses n’indique pas de risque mais une incertitude quant à l’innocuité d’une consommation plus importante. De telles quantités journalières sont incompatibles avec une alimentation variée et ne sont donc pas observées en pratique. Même en Chine, pays où la consommation de soja est la plus élevée par habitant, cette dernière s’élève à entre 26 et 145,7 g par jour [8]. La limite haute recommandée par l’Anses ne soutient donc pas l’évitement des produits à base de soja.

Les différences de quantités maximales journalières recommandées entre les femmes et les hommes sont uniquement dues à des poids corporels moyens différents. Plus votre poids corporel est important et plus la quantité maximale journalière à ne pas dépasser pour respecter la recommandation de l’Anses sera élevée. La limite d’1 mg d’isoflavones/kgpc/jour recommandée par l’Anses est la même chez les enfants, le calcul est donc le même pour des enfants et adolescents de 3 ans (14 kg), 6 ans (20,5 kg), 11 ans (36 kg) et 16 ans (54 kg) [9].

Quantités maximales journalières d’aliments à base de soja recommandées par l’Anses

AlimentsConcentrations
moyennes
pour 100 g
Max/j
femme
(63 kg) **
Max/j
homme
(77 kg) **
Lait de soja7,85 mg800 g980 g
Tofu (cru *) [10]30,41 mg210 g250 g
Tofu (cuit)22,05 mg290 g350 g
Tofu fumé (cru *)13,1 mg480 g590 g
Yaourt de soja33,17 mg190 g230 g
Graines de soja vertes (bouillies)17,92 mg350 g430 g
Sauce soja (shoyu)1,18 mg5340 g6520 g
Miso41,45 mg150 g190 g
Natto82,29 mg80 g90 g
Tempeh (cru *)60,61 mg100 g130 g
Tempeh (cuit)35,64 mg180 g220 g
Concentré protéique (extraction aqueuse) [11]94,65 mg70 g80 g
Concentré protéique (extraction alcoolique) [12]11,49 mg550 g670 g
Isolat protéique (poudre) [13]91,05 mg70 g80 g
Protéines de soja texturées (crues *) [14]172,55 mg40 g40 g
Steak de soja (cru *)6,39 mg990 g1200 g
Bacon de soja (cru *)9,36 mg670 g820 g
Saucisse de soja (crue *)14,34 mg440 g540 g
* La cuisson fait diminuer la teneur en isoflavones des aliments. Les teneurs en isoflavones du tofu fumé cuit et des steaks de soja cuits n’ont pas été quantifiées mais on peut s’attendre à ce qu’elles soient inférieures à celles des versions crues, et donc à ce que les quantités maximales journalières recommandées soient plus élevées.
** Les nombres sont arrondis aux 10 g les plus proches.

Historique

Cet historique des positions et recommandations des autorités de santé françaises sur la consommation de soja et ses effets sur la santé est une version résumé de l’historique disponible dans notre Position relative à la consommation alimentaire de soja et à son action sur la santé humaine (2021). Bien qu’elles présentent de nombreuses limites [15], les données et conclusions du rapport de l’Afssa de 2005 font encore figure de références et n’ont quasiment pas été actualisées depuis.

Rapport de l’Afssa de 2005

Le premier avis français sur le soja est un rapport de 2005 rédigé par l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) [16]. Ce document a pour objet de faire le point sur les différents produits alimentaires et compléments contenant des phytoestrogènes (dont font partie les isoflavones). Il s’agit d’abord de les identifier, puis de recenser les études pointant une activité chez l’humain.

Le rapport préconise de ne pas utiliser les formules infantiles à base de soja contenant de fortes quantités de phytoestrogènes et déconseille déconseillent aux femmes enceintes et à celles ayant des antécédents personnels ou familiaux de cancers du sein de consommer du soja. Il est également demandé aux industriels d’indiquer les teneurs en isoflavones sur leurs produits et recommandé à la population générale de ne pas dépasser 1 mg d’isoflavones/kgpc/jour.

Rapport de l’Anses sur l’alimentation infantile de 2016

Ce rapport [17] fait le point sur la consommation d’isoflavones chez les enfants et les risques potentiels associées à cette consommation. Les effets bénéfiques ne sont pas abordés, cette évaluation ne portant que sur les risques.

L’Anses conclut sur la recommandation de limiter la consommation de produits à base de soja pour les enfants de moins de 3 ans.

Avis relatif à l’actualisation des repères alimentaires du PNNS pour les femmes enceintes ou allaitantes de 2019

Ce nouvel avis de l’Anses [18] s’appuie également sur celui de l’Afssa de 2005, et présente donc les mêmes limites. L’avis se conclut par la prudence. Il faudrait que les femmes enceintes et allaitantes limitent les aliments à base de soja en ne dépassant pas la consommation d’une portion par jour. La recommandation pour la population générale de ne pas dépasser la consommation de 1 mg d’isoflavones/kgpc/jour est maintenue et doit particulièrement être respectée lors de la grossesse et de l’allaitement.

On peut s’étonner que l’étude [19] citée pour déconseiller le soja avant 3 ans se conclut sur le fait que “Le groupe d’experts exprime une préoccupation négligeable quant aux effets indésirables chez les nouveau-nés et les nourrissons”.

Seconde Stratégie nationale sur les perturbateurs endocriniens 2019-2022

La seconde Stratégie nationale sur les perturbateurs endocriniens (SNPE 2) vise à rendre l’identification des perturbateurs endocriniens plus rapide, efficace et partagée, et à favoriser leur évaluation en accord avec les objectifs français et européens de réduction des risques liés aux substances chimiques. Dans ce cadre, l’Anses a élaboré une liste de 906 substances d’intérêts pouvant rentrer dans la catégorie des perturbateurs endocriniens et en a identifié 16 comme prioritaires à évaluer [20].

Parmi les 890 substances non prioritaires, on retrouve les deux principales isoflavones contenues dans le soja : la daidzéine [21] et la génistéine [22]. Elles sont toutes deux classées “catégorie II”, une catégorie qui regroupe des substances identifiées comme “perturbateurs endocriniens non-avérés” car il existe des preuves étayées par des expériences in vivo sur des rongeurs et in vitro sur l’humain mais pas de preuves étayées par des expériences in vivo sur l’humain. Les isoflavones du soja ne sont donc pas classées comme des perturbateurs endocriniens.

Avis du HCSP de 2020 et 2022

Dans son avis de 2020 relatif à la révision des repères alimentaires pour les enfants de 0 à 36 mois et de 3 à 17 ans [23], le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) indique qu’il est déconseillé de donner des produits à base de soja avant 3 ans. Il n’y a pas d’autres mentions concernant le soja dans ce document.

Dans son avis de 2022 relatif à la révision des repères alimentaires pour les femmes enceintes et allaitantes [24], le HCSP préconise d’éviter pendant la grossesse la consommation de produits contenant des phytoestrogènes, comme le soja, sur un principe de précaution issu du rapport de 2005. Il est rappelé que “Le seuil limite de sécurité des phyto-estrogènes ayant été défini sur la base de données anciennes, le HCSP recommande la mise à jour par l’Anses du rapport de l’AFSSA”.

Notes et références

Notes et références
1 Terres Univia, Note de conjoncture n° 2, janvier 2019.
2, 3 Observatoire national de l’alimentation végétale (Onav), 2021, Position de l’ONAV relative à la consommation alimentaire de soja et à son action sur la santé humaine.
4 Ministère des Solidarités et de la Santé, Le guide nutrition de la grossesse, 2019.
5 Bates, N., Rawson-Harris, P. and Edwards, N. (2015), Common questions in veterinary toxicology, Journal of Small Animal Practice, 56(5), pp. 298–306.
6 U.S. Department of Agriculture, Agricultural Research Service. 2015. USDA Database for the Isoflavone Content of Selected Foods, Release 2.1. Nutrient Data Laboratory.
7 Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), Thibaut de Saint Pol, division Conditions de vie des ménages, Corps et appartenance sociale : la corpulence en Europe, 2006.
8 Rizzo, G. and Baroni, L. (2018), Soy, Soy Foods and Their Role in Vegetarian Diets, Nutrients, 10(1), p. 43
9 Valeurs obtenues d’après le carnet de santé en considérant la valeur moyenne de la courbe des filles, légèrement plus basse que celle des garçons.
10 Préparé avec du sulfate de calcium et du chlorure de magnésium (nigari) pour faire coaguler le lait de soja.
11, 12 Les concentrés protéiques ne sont pas consommés tels quels. Dans l’alimentation humaine, ils sont utilisés comme ingrédient principal de nombreux simili-carnés récents.
13 Les protéines isolées sont obtenues par purification d’un concentré protéique. Il s’agit d’une poudre généralement consommée dans le cadre d’une pratique sportive en remplacement de la whey d’origine laitière.
14 Les PST sont produites par extrusion d’isolats protéiques, elles sont utilisées comme substituts à la viande.
15 Observatoire national de l’alimentation végétale (Onav), 2021, Position de l’ONAV relative à la consommation alimentaire de soja et à son action sur la santé humaine, 3.1.1.2 Les limites du rapport de 2005.
16 Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), Sécurité et bénéfices des phyto-estrogènes apportés par l’alimentation – Recommandations, 2005.
17 Agence Nationale Sécurité Sanitaire Alimentaire Nationale (Anses), Étude de l’alimentation totale infantile Tome 2 – Partie 3, Composés organiques, Rapport d’expertise collective. Septembre 2016.
18 Agence Nationale Sécurité Sanitaire Alimentaire Nationale (Anses), Avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail relatif à l’actualisation des repères alimentaires du PNNS pour les femmes enceintes ou allaitantes, décembre 2019.
19 Rozman, K.K. et al. (2006), NTP-CERHR expert panel report on the reproductive and developmental toxicity of genistein, Birth Defects Research Part B: Developmental and Reproductive Toxicology, 77(6), pp. 485–638. doi:10.1002/bdrb.20087.
20 Agence Nationale Sécurité Sanitaire Alimentaire Nationale (Anses), Avis de l’Anses, Élaboration d’une liste de substances chimiques d’intérêt en raison de leur activité endocrine potentielle – Méthode d’identification et stratégie de priorisation pour l’évaluation, Avril 2021.
21 Database of Endocrine Disrupting Chemicals and their Toxicity Profiles (DEDuCT), Daidzein.
22 Database of Endocrine Disrupting Chemicals and their Toxicity Profiles (DEDuCT), Genistein.
23 Haut Conseil de la santé publique (HCSP), Révision des repères alimentaires pour les enfants de 0-36 mois et 3-17 ans, 30 juin 2020.
24 Haut Conseil de la santé publique (HCSP), Avis relatif à la révision des repères alimentaires pour les femmes enceintes et allaitantes, 18 janvier 2022.
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