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Qu’est-ce qu’un système alimentaire durable selon la commission EAT-Lancet ?

Cet article est publié en deux parties :

  1. Qu’est-ce qu’un système alimentaire durable selon la commission EAT-Lancet ?
  2. Comment aller vers un système alimentaire durable selon la commission EAT-Lancet ?

Introduction

Les activités humaines ont des impacts majeurs sur le système Terre dans son ensemble. On parle ainsi d’Anthropocène pour désigner la nouvelle ère géologique dans laquelle nous sommes, une aire qui aurait débuté avec la révolution industrielle, succédant à l’Holocène. Parmi toutes ces activités, l’alimentation revêt une place particulière de par ses conséquences fondamentales sur la santé humaine et celle de l’environnement.

En effet, aujourd’hui, les alimentations non saines constituent le premier facteur de risques de maladie et sont responsables de plus de morbidité et de mortalité que la combinaison des relations sexuelles non-protégées et des consommations d’alcool, de tabac et de drogues [1]. Dans le même temps, le système de production alimentaire représente la principale cause des changements environnementaux globaux. L’agriculture occupe 40 % des terres [2], la production de nourriture est responsable d’environ un quart des émissions de gaz à effet de serre [3] et de 70 % de l’utilisation d’eau douce [4]. La conversion des écosystèmes naturels en terres cultivables et pâturages constitue la principale menace d’extinction des espèces [5]. La sur-utilisation et la mauvaise utilisation de l’azote et du phosphore engendre l’eutrophisation des eaux et crée des “zones mortes” dans les lacs et les eaux côtières [6]. Environ 60 % des stocks mondiaux de poissons sont pêchés à leur niveau maximal, plus de 30 % sont en situation de sur-pêche, et le volume de poissons prélevés par la pêcherie industrielle à globalement diminué depuis 1996 malgré son intensification [7], reflétant l’effondrement de nombreuses populations. C’est ainsi que la commission EAT-Lancet – réunissant 37 scientifiques de renommée internationale – chargée d’élaborer des recommandations pour atteindre, à l’échelle planétaire, une alimentation saine dans un système de production durable, considère dans son rapport de 2019 que “aucun levier n’est plus puissant que l’alimentation pour optimiser la santé humaine et la durabilité de notre environnement” [8]. Mais avant de pouvoir formuler des objectifs pour la transformation du système alimentaire mondial, il est au préalable nécessaire de répondre à la question : qu’est-ce qu’un système alimentaire “durable” ?

Nous l’avons vu, le système alimentaire a un impact à l’échelle locale et globale sur au moins six processus biophysiques importants pour réguler et maintenir la stabilité de la planète : le changement climatique, le cycle de l’azote, le cycle du phosphore, l’utilisation de l’eau douce, la perte de biodiversité et le changement d’affectation des sols. Un système alimentaire durable serait donc un système qui, à termes, ne fait pas évoluer ces processus au-delà d’une certaine limite à partir de laquelle l’équilibre général serait perturbé. Ainsi, plutôt que de chercher à quantifier et minimiser ce qu’on appelle habituellement les “externalités”, les experts de la commission ont décidé de tenter de déterminer une zone de fonctionnement sûre pour le système alimentaire, c’est-à-dire de définir des bornes à l’intérieur desquelles les impacts du système alimentaire ne menacent pas la stabilité et la résilience de la planète. Pour cela, il était donc nécessaire d’établir des limites maximales à l’évolution des six grands processus biophysiques, appelées alors “limites planétaires”. Puis, de déterminer les limites propres au système alimentaire qui n’est qu’une des activités humaines parmi d’autres ayant un impact sur ces processus. C’est justement ce que la commission EAT-Lancet a proposé de faire.

1. Le changement climatique

Il dépend directement des émissions anthropogéniques de gaz à effet de serre et conduit à d’importantes perturbations du système Terre telles que l’élévation du niveau de la mer et l’augmentation de la fréquence des événements météorologiques extrêmes. Le système de production alimentaire constitue la principale source de méthane et de protoxyde d’azote, deux gaz qui présentent respectivement un pouvoir réchauffant 56 fois et 280 fois supérieur au dioxyde de carbone. Les émissions de méthane proviennent principalement de la digestion des ruminants (vaches, moutons, etc.) et de la décomposition de matières organiques dans les rizières dites inondées. Le protoxyde d’azote, lui, provient essentiellement de l’activité microbienne des terres cultivables et des pâturages, élément particulièrement influencé par l’utilisation de fertilisants. Enfin, le système de production de nourriture émet du dioxyde de carbone de trois manières principales : lors de brûlis pour éliminer les résidus de culture ou des déchets organiques, lors de la combustion d’énergie fossile pour l’utilisation des machines, et lors de la déforestation pour convertir des écosystèmes naturels en nouvelles terres cultivables.

Rappelons que, pour éviter des déséquilibres majeurs, les accords de Paris ont fixé l’objectif d’un réchauffement climatique à l’horizon 2100 inférieur à 2°C, voire le plus près possible de 1,5°C, comparativement aux températures enregistrées entre 1861 et 1880. Cet objectif peut se traduire par un volume global maximal d’émissions de gaz à effet de serre qu’il reste à l’humanité pour l’ensemble de ses activités si elle veut maintenir l’équilibre de la planète. Ce volume total, comprenant le dioxyde de carbone, le méthane et le protoxyde d’azote, est estimé à 1000 Gt d’équivalent de dioxyde de carbone. Il constitue une première limite planétaire. La commission a ainsi décidé de fixer la limite spécifique au système alimentaire à 5Gt par an d’ici 2050. Rappelons que, aujourd’hui, le système de production de nourriture émet entre 8,5 et 13,7 Gt d’équivalent dioxyde de carbone par an.

2. Utilisation de l’eau douce

Nous l’avons dit, la production alimentaire constitue l’activité humaine la plus consommatrice d’eau douce. 84 % des terres cultivées utilisent l’eau douce issue des pluies tandis que 16 % utilisent l’irrigation en prélevant l’eau dans des lacs, des rivières ou des nappes. Ainsi 70 % de tous les prélèvements d’eau douce de l’humanité répondent à des besoins d’irrigation. Toutefois, ce chiffre est très variable d’une région à l’autre étant donné les différences d’accès à l’eau, passant de 21 % en Europe à 82 % en Afrique.

Rappelons que l’eau représente le système sanguin de la biosphère : elle permet la croissance de la biomasse et détermine l’extension et la distribution des aires climatiques et des écosystèmes. De plus, elle contrôle le cycle des nutriments, notamment en lessivant les sols et en emportant nutriments et polluants. Ainsi, il apparaît nécessaire de déterminer une limite planétaire à l’utilisation d’eau douce en évaluant la circulation naturelle d’eau minimale pour maintenir ses fonctions dans l’environnement et les bénéfices qui en découlent. Cette limite est estimée à 2800 km3 par an pour l’ensemble des activités humaines, avec cependant une grande marge d’incertitude et d’importantes variations régionales. La limite propre au système alimentaire est fixée par la commission à 2500 km3 par an.

3 et 4. Les cycles de l’azote et du phosphore

L’azote et le phosphore sont des éléments essentiels pour la structure et le métabolisme des organismes vivants sur terre et dans les océans. Ils sont cruciaux pour la croissance des végétaux, ainsi leur disponibilité naturelle limite la croissance des plantes dans la plupart des écosystèmes terrestres. Par conséquent, apporter des fertilisants riches en azote et phosphore permet de maximiser la productivité des cultures et semble bel et bien nécessaire pour nourrir une population mondiale grandissante.

Néanmoins, la production, l’application et le commerce des fertilisants perturbent les cycles naturels de ces deux éléments. Par exemple, l’application excessive d’azote et de phosphore peut entraîner leur ruissellement vers les ruisseaux et les rivières, conduisant à un enrichissement anormal de ces eaux. Ce phénomène, que l’on appelle eutrophisation, cause la prolifération d’algues qui entraîne l’épuisement progressif de l’oxygène nécessaire à la plupart de la vie aquatique. Au bout du compte, le drainage de l’azote et du phosphore des cultures vers les eaux aboutit au dépérissement de la plupart des organismes aquatiques et à ce que l’on nomme des “zones mortes”. Les deux autres sources principales d’accumulation de l’azote et du phosphore dans les milieux naturels sont les eaux usées humaines et la retombée des émissions d’oxydes d’azote et d’ammoniac par les précipitations. Au-delà de l’eutrophisation des écosystèmes aquatiques, l’application d’azote peut aussi conduire à l’eutrophisation des écosystèmes terrestres – réduisant dans ce cas aussi la biodiversité -, à acidifier les eaux et les sols, à participer à l’émission de gaz à effet de serre (via le protoxyde d’azote), à contaminer les eaux souterraines aux nitrates, et à émettre des particules fines dans l’atmosphère. Rappelons également que la production de fertilisant azoté est un processus très énergivore qui émet beaucoup de gaz à effet de serre, tandis que la production de fertilisant phosphaté est basée sur l’exploitation de réserves minières non renouvelables de phosphate dont les stocks pourraient encore durer 50 à 100 ans au rythme actuel d’extraction.

Ainsi le défi qui se pose à l’humanité est de parvenir à apporter une quantité d’azote et de phosphore suffisante pour assurer une production alimentaire capable de nourrir 10 milliards de personnes en 2050, tout en évitant l’accumulation de ces éléments dans l’environnement afin de préserver l’équilibre de la biosphère. La limite planétaire à l’utilisation de l’azote et du phosphore dépend donc de la quantité maximale pouvant être acceptée par les sols avant saturation, c’est-à-dire sans provoquer de fuites de ces nutriments. Une fois les sols arrivés à saturation, il convient ainsi de concevoir l’utilisation des fertilisants dans un cycle où les apports servent uniquement à remplacer les pertes liées au prélèvement d’azote et de phosphore par la croissance des dernières récoltes.

5. Perte de biodiversité

La diversité et la richesse des organismes vivants sur terre et dans les eaux est nécessaire à la stabilité des écosystèmes et à la productivité et la résilience du système de production alimentaire. La biodiversité améliore les services rendus par les écosystèmes au bien-être de l’humanité, notamment la production alimentaire, la pollinisation, le contrôle des nuisibles, la régulation de la température, le stockage de carbone et la régulation de l’hygrométrie et des précipitations.

Aujourd’hui, nous assistons à la sixième extinction de masse des espèces, avec un rythme 100 à 1000 fois plus rapide que durant l’Holocène. Elle se mesure par la perte d’espèces, mais aussi par des changements locaux de la composition des communautés animales et par le déclin des populations. Par exemple, on estime que la biomasse représentée par les insectes a diminué de 75 % en 30 ans, et celle représentée par les oiseaux présents sur les terres cultivées de 30 % en 15 ans. Parmi les actions de l’humain, ce sont particulièrement la destruction des habitats terrestres et aquatiques, et la fragmentation de ces habitats, par l’accaparement de nouvelles terres pour la production alimentaire, qui sont responsables de cet effondrement. En déséquilibrant profondément la biosphère, cette perte de diversité pourrait sérieusement ébranler notre capacité à nourrir la population mondiale en 2050, et limiter la capacité du système à faire face au changement climatique.

La limite planétaire relative à la perte de biodiversité représente donc le rythme maximal auquel ce phénomène peut s’effectuer sans remise en cause de l’équilibre général du système Terre. Étant donné que cette valeur n’est pas connue, il est considéré que la perte de biodiversité future ne doit pas dépasser le rythme historique de l’Holocène auquel on ajoute une certaine marge d’erreur, soit 1 à 100 espèces par millions d’espèces par an.

6. Le changement d’affectation des sols

Globalement, la surface de terre consacrée à la production alimentaire a peu évolué depuis le milieu du XXe siècle : environ 40 % des terres libres de glace sont dédiées aux cultures et aux pâturages. Cependant, cette tendance ne doit pas cacher une évolution fondamentale : la diminution des terres cultivées dans les zones tempérées telles que l’Europe, la Russie et l’Amérique du Nord, mais leur expansion dans des zones tropicales riches en biodiversité. Ainsi, la production alimentaire représente la principale cause de changement d’occupation des sols à travers la déforestation et le brûlage de biomasse. Nous l’avons dit précédemment, ce phénomène constitue lui-même une des principales causes de la perte de biodiversité et d’émissions de gaz à effet de serre. En Amazonie, environ 80 % de la déforestation concerne la création de nouveaux pâturages pour l’élevage et la plupart des 20 % restants sont liés à la production d’aliments pour nourrir les animaux.

Aujourd’hui on estime que 51 % des surfaces terrestres peuvent encore être considérées comme des écosystèmes intacts à plus de 90 %. Mais seulement un tiers d’entre elles sont actuellement protégées. Si la totalité de ces terres était protégée, il est estimé que la perte de biodiversité pourrait être stoppée, permettant de conserver environ 80 % de la richesse des espèces préindustrielle. Ainsi, la limite à l’occupation des sols par le système alimentaire n’accepte plus aucune expansion aux dépens des forêts et des espaces naturels, fixant la surface maximale exploitée à la surface déjà occupée, soit 13 millions de km2.

Néanmoins, la biodiversité a aussi des spécificités locales, c’est pour cela qu’il a été proposé d’intégrer des zones protégées de petite échelle à l’intérieur des différents paysages. Par exemple, un minimum de 10 % de terres protégées à l’intérieur des zones exploitées par le système de production alimentaire pourrait permettre une meilleure connectivité des habitats – élément essentiel pour la survie des espèces – et un meilleur accès aux services rendus par la biodiversité au système agricole.

Conclusion

La détermination et la quantification de ces six limites permettent de dégager des objectifs scientifiques à atteindre pour assurer l’équilibre du système Terre et donc la pérennité du système agricole. Ils donnent ainsi une définition intégrée de ce qu’est un système alimentaire durable. Ces six objectifs scientifiques peuvent être traduits en plusieurs directions stratégiques à suivre :

  • décarboner la chaîne alimentaire de la production à la consommation ;
  • améliorer radicalement l’efficacité de l’utilisation des nutriments et le recyclage de l’azote et du phosphore ;
  • stopper urgemment la perte de biodiversité ;
  • arrêter l’expansion des terres cultivées sur les espaces naturels en nourrissant l’humanité avec l’ensemble des surfaces déjà cultivées ;
  • intégrer 10 % d’espaces protégés à l’intérieur des paysages cultivés et restaurer les terres dégradées ;
  • protéger strictement les écosystèmes et la biodiversité de 50 % de la Terre ;
  • réduire les pertes et le gaspillage alimentaire de 50 % pour réduire la pression de la demande ;
  • révolutionner l’agriculture en allant vers une intensification durable et en adoptant des pratiques durables dans la gestion des sols, de l’eau, des nutriments et de la chimie.

Les limites planétaires permettent de fixer des bornes à l’activité humaine et de déterminer un espace d’activité qui soit sûr sur le long terme, et les grandes directions proposées permettent de réorienter le système alimentaire vers un modèle capable de respecter ces bornes. Nous verrons dans un deuxième article quels sont les impacts concrets des trois grandes familles d’action que la commission propose et si cela permet de rester à l’intérieur des limites planétaires tout en fournissant une alimentation saine à 10 milliards d’humains en 2050.

Killian Bouillard, PhD.

Notes et références

Notes et références
1 Global Panel on Agriculture and Foods Systems fo Nutrition. Food systems and diets: facing the challenges of the 21st century. (2016).
2 Foley, J. A. et al. Global consequences of land use. Science 309, 570–574 (2005).
3 Vermeulen, S. J., Campbell, B. M. & Ingram, J. S. I. Climate Change and Food Systems. Annu. Rev. Environ. Resour. 37, 195–222 (2012).
4 Water for food, water for life: a comprehensive assessment of water management in agriculture. (Earthscan, 2007).
5 Tilman, D. et al. Future threats to biodiversity and pathways to their prevention. Nature 546, 73–81 (2017).
6 Diaz, R. J. & Rosenberg, R. Spreading Dead Zones and Consequences for Marine Ecosystems. Science 321, 926–929 (2008).
7 The state of world fisheries and aquaculture. Contributing to food security and nutrition for all. (2016).
8 Willett, W. et al. Food in the Anthropocene: the EAT-Lancet Commission on healthy diets from sustainable food systems. Lancet 393, 447–492 (2019).
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